Interview | Rencontre avec Minter Dial : «Nous ne sommes qu’à l’aube de la data émotionnelle»
- Kiss The Bride
- 18 mars 2019
- 1.4k vues
- Environ 5 minutes de lecture
Fort de 16 ans d’une carrière internationale chez L’Oréal dans différents pays, Minter Dial a créé son cabinet de conseil, The Myndset Company, depuis 8 ans où il accompagne de grandes marques prestigieuses dans leur transformation digitale. Nous l’avons interrogé sur le sujet de la data émotionnelle.
SELON VOUS, COMMENT DÉCRIRIEZ-VOUS LE CONCEPT DE DATA ÉMOTIONNELLE (QUE L’ON TRADUIT SOUVENT EN ANGLAIS PAR « SENTIMENT DATA ») ?
MINTER DIAL : Cela peut apparaître comme un paradoxe mais il y a en effet du sentiment dans les chiffres ! Ma vision et ma compréhension du concept de data émotionnelle s’articulent autour de trois prismes. Il y a tout d’abord la capacité à comprendre les émotions de quelqu’un, à travers des signes humains. On peut citer par exemple l’expressivité du visage mais aussi l’expression orale ou écrite, la gestuelle de la personne ou encore des signes physiques comme la respiration, la sueur, une rougeur etc. Le second prisme relève du contexte, de l’individu. On ne comprend bien les émotions de ce dernier qu’en fonction du contexte dans lequel celui-ci évolue. Selon les critères sociologiques, linguistiques, culturels, du contexte etc. une donnée émotionnelle ne prendra pas la même coloration. Ni la même signification. Enfin pour le troisième prisme, il s’agit de savoir comment émettre, créer de la data émotionnelle mais aussi en recueillir et l’interpréter. En l’occurrence, c’est encore aujourd’hui un travail prospectif qui concerne la capacité d’encoder de l’émotion, de l’empathie et de l’éthique dans une machine et des algorithmes intelligents. Nous ne sommes qu’à l’aube d’un nouvel usage de la data.
EN QUOI LA DONNÉE ÉMOTIONNELLE PEUT-ELLE CONSTITUER UN ATOUT POUR UNE STRATÉGIE DE MARQUE ENVERS SES CLIENTS ET SES PUBLICS ?
M D : Même si on a parfois tendance à la perdre de vue, on sait pourtant que tout commence par l’émotion dès qu’il s’agit d’humain et de relation. On a beau vouloir tout rationaliser et chiffrer statistiquement, l’émotion reste intégralement au coeur de toute décision. Business y compris ! Pour les organisations qui sont en train de faire des programmes de transformation digitale, on se rend compte inévitablement de l’importance d’être centré sur la compréhension du client, de ses attentes et de ses usages. Mais pas seulement sur des dimensions pratiques, ergonomiques, financières etc. On doit également savoir capter ses émotions, ses états d’âme, ses réactions, son historique et son parcours afin de personnaliser davantage l’offre. Une marque qui sait décoder les émotions du client, les intégrer et adopter un regard empathique, gagnera sur beaucoup de plans, selon où et comment est exercé cet effort. La donnée émotionnelle a un rôle important à jouer dans plusieurs domaines du business. Elle est notamment cruciale pour les services qui sont régulièrement au contact du client (« customer facing ») comme les équipes de vente, les services de support client, le marketing. Ce n’est pas le seul domaine. Comprendre les émotions et être empathique peut aussi avoir un rôle important dans l’engagement des employés au sein d’une entreprise.
PARLONS JUSTEMENT DE PROBLÉMATIQUES SPÉCIFIQUES COMME LA RELATION ET L’EXPÉRIENCE CLIENT. COMMENT RECOURIR AVEC PERTINENCE À LA DATA ÉMOTIONNELLE ?
M D : À l’ère du digital où tout semble possible, notamment avec l’hyper personnalisation à portée de main, on ne compte plus le nombre de fois où le client est frustré car il doit encore attendre la réponse à son appel en subissant un message en boucle du style : « Votre appel nous est important. Nous nous efforçons de répondre dans les plus brefs délais ! » Cela tourne pendant des minutes avec une musique de fond agaçante. J’ai la conviction que c’est le résultat d’un management qui est loin du client, qui ne sait pas se mettre réellement dans les chaussures de ses clients. Or, en matière de relation client, un des points fondamentaux à circonscrire est le manque de confiance que nourrissent les consommateurs envers les messages publicitaires et les messages marketing de façon globale.
Les marques doivent faire plus pour gagner (ou regagner) la confiance des clients. Une partie non négligeable dans ce processus de regain de confiance passe particulièrement par bien comprendre leurs besoins et attentes et d’éviter d’être centré sur ses propres priorités et contraintes. Qu’il s’agisse de relation, d’expérience client en magasin ou sur un site commerçant ou encore d’autres canaux de communication et de points de contacts, il est impératif de savoir comprendre. La data émotionnelle peut précisément aider. Quand un client anxieux ou énervé est passé d’une personne à l’autre sans qu’en face, on ne soit capable de repérer, comprendre et transmettre le niveau émotionnel du client tout au long de la chaîne de communication, les chances d’une bonne expérience diminuent drastiquement et surtout inutilement. Au final, entendre les plaintes et savoir gérer un client malheureux ou mécontent peut procurer des avantages considérables pour l’entreprise. Si le client voit son problème résolu avec efficacité et empathie, son émotion peut alors devenir positive et l’amener à une autre perception de la marque.
QUELLES LIMITES ÉTHIQUES FAUT-IL POSER EN TERMES DE GESTION DE DATA ÉMOTIONNELLES PAR RAPPORT AUX QUESTIONS DE RESPECT DE LA VIE PRIVÉE ET DE LA PROTECTION DES DONNÉES PERSONNELLES ?
M D : En ce qui concerne la data émotionnelle, chaque émotion existe dans un contexte donné comme je l’évoquais précédemment. Pour mieux comprendre le sujet, vous avez donc besoin de données. Vous ne pouvez espérer récolter celles-ci de manière pertinente si le client n’a pas suffisamment de confiance envers vous pour vous livrer des éléments essentiels.
Plus on instaure une ambiance de confiance, plus les liens vont se tisser. Cela implique une gestion responsable des données qui sont partagées entre une marque et un client.
Ensuite, il y a deux grandes questions éthiques à se poser. La première est autour de l’échange de valeur (« value exchange »). Comment dois-je valoriser et assumer ma responsabilité sur les données que m’a confiées le client ? Que vais-je donner au préalable pour mériter ou induire cette confiance et ensuite lui demander en retour ses données ? Éthiquement, il faut rester vigilant à mes yeux sur cette équation de l’échange de valeur. Cela suppose en outre un besoin accru de transparence.
Un autre point critique existe. Quand on commence à toucher à la data émotionnelle, les possibilités sont larges de les utiliser à mauvais escient, voire d’aller dans des dérives graves. Prenons par exemple un cas facile ! Vous êtes capable de détecter qu’un client manifeste une envie forte d’acheter tel objet. Pourtant, vous savez que ce n’est pas le produit qui lui convient mais vous le lui vendez quand même. Rien d’illégal en soi mais éthiquement parlant, c’est plus contestable. On trouve des cas plus vicieux. Vous êtes désormais capable de détecter une faiblesse pathologique chez le client (par exemple : une addiction). Il vous devient potentiellement facile d’en tirer parti et de vouloir vendre plus. Dans un futur proche, les machines opéreront sûrement ce type de transaction. Elles pourront être « réglées » pour être plus empathiques et ainsi mieux comprendre le client et ses émotions. Mais l’entreprise préfèrera t-elle ne pas réaliser la vente pour mieux servir le consommateur et ses réels besoins aux dépens du chiffre d’affaire ? Là réside toute la question !
QUELS MYTHES ET SUR-PROMESSES DOIT-ON ÉVACUER CONCERNANT LA DATA ÉMOTIONNELLE ?
M D : Pour qu’une machine soit capable de comprendre et interagir avec toutes les subtilités et l’éventail des émotions de l’humain, nous sommes encore loin du compte. Ensuite, il y a une autre couche de complexité. Ce sont les cultures différentes avec toute la variation dans les expressions d’émotions que cela suppose. On entend parfois des discours disant que cela va pourtant être bientôt faisable. A mon avis, il y a encore un grand fossé à combler. Sinon, comme tout outil de marketing, l’enjeu business sera de ne pas en abuser afin de ne pas rompre la confiance de la part du client.
La machine pourra faire de plus en plus de choses et même certaines analyses précises bien mieux que l’humain. Mais elle ne pourra pas faire cela toute seule en autonomie. Le vrai gain sera quand l’humain travaillera avec la machine pour mieux traiter et affiner ces données. Cela pourrait devenir ainsi du marketing augmenté.
Le tout est de savoir si, dans la valeur de l’échange, le marketeur a envie de jouer un jeu court-termiste ou longtermiste selon les data émotionnelles qu’il possède.
VOUS VENEZ DE PUBLIER UN OUVRAGE INTITULÉ « HEARTIFICIAL EMPATHY, PUTTING HEART INTO BUSINESS AND ARTIFICIAL INTELLIGENCE »* OÙ VOUS ENCOURAGEZ LES MARQUES À « EXERCER LEUR MUSCLE EMPATHIQUE » POUR REPRENDRE VOS TERMES. QUELS CONSEILS ET ASTUCES LEUR PRODIGUERIEZ-VOUS POUR ALLER DANS CETTE VOIE ?
M D : L’empathie n’est pas uniquement un besoin sociétal. C’est aussi un levier encore largement sous-exploité dans le business. Elle est essentielle pour une entreprise dite tournée vers ses clients (« customer centric »).
L’empathie doit devenir un sujet stratégique pour les leaders ambitieux de demain. Mais comment encourager et faire foisonner l’empathie en entreprise ? Et, plus encore, comment encoder l’empathie dans l’intelligence artificielle ? Il n’y a pas de recette facile et/ou unique mais faire preuve d’empathie dans la relation commerciale recèle d’indéniables atouts. En premier lieu, il n’est pas question de vouloir être empathique à tout moment avec tout le monde. Il ne s’agit pas de développer une sorte de tyrannie de l’empathie.
En revanche, augmenter le niveau est obligatoire si on a envie d’améliorer l’expérience client et la relation client. Être empathique aura des avantages aussi dans le marketing et l’innovation. Mais il est aussi important de voir l’impact bénéfique d’une culture empathique sur les employés. Particulièrement envers ceux qui mettent en musique la relation client à travers les multiples points de contact.
En matière d’astuces pour encourager l’empathie, il s’agit souvent de conduite du changement comme pour beaucoup de sujets de transformation de l’entreprise. Faire vivre des expériences différentes afin de comprendre d’autres profils de personnes est un bon moyen. En revanche, avant de penser être empathique vis à vis des clients, il faut prioritairement passer par l’interne. C’est à cette condition qu’une organisation qui met l’empathie au coeur de son business aura un avenir plus sain, rentable et durable et inspirera confiance. L’émotionnel peut réaliser de grandes choses !
>> Découvrez le premier numéro de notre magazine Data & Émotion
0 commentaire